L’IDÉALISATION DU COUPLE CHRÉTIEN


LES ÉGLISES FACE AUX VIOLENCES CONJUGALES | PARTIE 1 |

 

Existe-t-il des facteurs aggravant la souffrance des victimes de violences conjugales au sein de nos églises ?

En France, une femme est tuée tous les deux jours et demi par son conjoint ou son ex, un constat amère et des chiffres qui font froid au dos. Les violences conjugales touchent tous les milieux. Les Églises sont trop longtemps restées dans le déni de cette réalité au sein des foyers de chrétiens. Ce faisant, elles ont laissé se former un terreau favorable à certains facteurs aggravant la vulnérabilité et la souffrance des victimes de violences conjugales.

Cet article examine quelques uns de ces facteurs, en particulier dans le contexte des églises évangéliques. 


Première partie : Idéalisation du couple chrétien 

Historiquement, on inscrit à l’actif du protestantisme d’avoir redonné au mariage ses lettres de noblesse. En premier lieu, en l’émancipant d’une vision du célibat valorisé comme idéal de vie pour ceux qui veulent servir pleinement le Christ ; et en second lieu, en niant sa dimension sacramentelle, et donc en quelque sorte ce qui garantissait l’irréversibilité, voire la sacralité d’un tel engagement. En resituant le mariage dans l’ordre créationnel, les Réformateurs ont voulu rappeler au moins trois vérités importantes dans une compréhension protestante du mariage : d’abord la bonté originelle de celui-ci comme don de Dieu à l’homme et à la femme ; ensuite, dans ce cadre, le bonheur légitime de l’union sexuelle (plaisir et intempérance assumés) comme élément constitutif du lien conjugal lui-même ; et enfin le refus de la « sacramentalité » du mariage impliquant, d’une part, que cette institution est avant tout une affaire civile déléguée à l’autorité du magistrat, et d’autre part, que ce lien, en principe pour la vie, peut être en pratique profondément altéré, à un point tel que sa dissolution n’en devient qu’un moindre mal. 

A partir de cet arrière-plan, mais surtout des invitations bibliques, il n’est pas surprenant que nos Églises valorisent l’engagement conjugal institué dans le cadre du mariage. Pour être plus exact, ajoutons que l’idéal du mariage en milieu chrétien est la formation du « couple chrétien », c’est-à-dire d’un homme et d’une femme ayant comme socle commun la foi chrétienne. Le problème, nous semble-t-il, tient moins à la valorisation de ce modèle qu’au glissement qui s’effectue souvent dans la direction d’une idéalisation du « couple chrétien » érigé, à priori, en couple modèle.

Dans nos assemblées, tout se passe comme s’il suffisait que les conjoints soient chrétiens pour que leur foyer soit un lieu de respect, de sécurité, de soutien, de bienveillance et d’épanouissement mutuel. Une telle idéalisation devient alors une croyance non seulement naïve, mais dangereuse. Naïve parce qu’elle semble ignorer les heurts inhérents à toute relation, et qu’elle suppose trop facilement qu’il suffit de croire ensemble pour construire ensemble un projet commun. Dangereuse, parce qu’elle renforce le refoulement de l’expression des souffrances qui s’invitent aussi dans le foyer des croyants. Nous devons avoir la lucidité avec laquelle Eric Fuchs, professeur honoraire d’éthique à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève, articulait dans un même propos la beauté de la promesse fondatrice du couple et le risque de l’aliénation de l’autre :

« Le couple humain est porteur d’une triple promesse : être pour l’homme et la femme, l’un par l’autre, le lieu d’une effectuation de la liberté, de la fidélité, et de la conjugalité. Que, par conséquent, il court le risque d’un triple échec : devenir pour l’homme et la femme, l’un par l’autre, le lieu de l’expérience mortelle de l’enlisement, du mensonge et de l’aliénation. »

S’il est légitime d’espérer le meilleur pour des conjoints, il est dangereux que nos représentations du couple chrétien idéalisé, nous enferment dans une sorte de déni de la réalité des souffrances conjugales et des abus auxquels certaines victimes peuvent être exposées. Celles-ci voient souvent les promesses de départ se transformer en cauchemar épouvantable et souffrent en silence. Nous savons que les maltraitances au sein du foyer sont généralement cachées. D’une part parce qu’elles surviennent dans la sphère privée, et d’autre part, parce que les femmes sont écrasées sous le poids de la honte et de la culpabilité. Certaines considèrent même qu’elles méritent de subir ces sévices, qu’elles sont responsables de l’échec de leur ménage.

Dans quelques milieux, lorsque le mari n’est pas chrétien, il n’est pas rare que l’on suggère aux épouses l’idée que c’est un juste retour de bâton, un juste salaire du péché, que mérite celle qui s’est mise « sous un joug étranger » (Gal 5,1) en choisissant de faire alliance avec un incroyant, de former avec lui un attelage disparate (2 Co 6,14). De tels discours ne sont pas acceptables, ni sur un plan théologique parce que les données bibliques sont plus complexes, ni sur un plan pastoral parce qu’on ne peut pas accompagner une femme maltraitée en considérant qu’elle est responsable des sévices qu’elle endure. 

La survalorisation de l’idéal chrétien du foyer amène aussi des responsables à placer le couple comme valeur absolue au-dessus de l’individu. Cela risque de conduire à une disqualification légaliste du divorce. Dans cette perspective, même dans le cas des agressions conjugales, on a du mal à envisager le divorce comme une mesure nécessaire pour protéger une victime des brutalités qu’elle subit. L’accompagnement pastoral proposé est unidirectionnel, orienté uniquement vers le sauvetage du couple à tout prix. On encourage alors l’épouse en souffrance à « porter sa croix », à « combattre le bon combat de la foi », car qui sait si par sa persévérance et son exemplarité elle ne « gagnera » pas son tortionnaire ? On a parlé de « syndrome missionnaire » comme il y a un syndrome de Stockholm, mais ici, la femme reste avec son bourreau pour le « gagner à Christ ».

Dans nos assemblées, où les liens relationnels sont aussi significatifs que dans une famille, la peur de ne pas être comprise, d’être jugée, de mettre à mal certaines relations (amis communs dans l’église), de faire du tort à  la communauté (on est soucieux de l’image de celle-ci), rend encore plus difficile la situation des épouses, fortement culpabilisées de vouloir se séparer. Nous voyons donc que l’idéalisation du « couple chrétien », quand elle ne confine pas au déni de la souffrance conjugale, contribue à isoler davantage les femmes qui n’auront d’autre choix que d’endurer en silence.

Paul EFONA, pasteur et conseiller conjugal et familial


1 Eric Fuchs, Le désir et la tendresse, Labor et Fides, 1979, p.176.

Eric Fuchs est un des principaux éthiciens protestants de langue française, auteur d’une œuvre significative chez Labor et Fides, au cœur de laquelle Le désir et la tendresse, 7 éditions dont la dernière parue en 1999 en coédition avec Albin Michel. Parmi ses autres livres importants : L’éthique protestante (1990), Comment faire pour bien faire (1995) et L’éthique chrétienne (2003). Dernier titre paru : Et c’est ainsi qu’une voie infinie. Un itinéraire personnel (2009).


Pour aller plus loin :

 

Violences conjugales : Les identifier pour agir en Eglise