L’INTERDIT DU RECOURS EN JUSTICE


LES ÉGLISES FACE AUX VIOLENCES CONJUGALES | PARTIE 4 |

 

A l’appui de cette interdiction à saisir les tribunaux pour régler les différends entre chrétiens, on convoque souvent 1 Corinthiens 6,1ss. Voici les cinq premiers versets d’après la version Nouvelle Français Courant (2019) : 

« 1 Quand l’un de vous entre en conflit avec un frère ou une sœur, comment ose-t-il demander justice à des juges païens au lieu de s’adresser aux membres de l’Église ? 2 Ne savez-vous pas que ceux qui appartiennent à Dieu jugeront le monde ? Et si vous devez juger le monde, êtes-vous incapables de juger des affaires de peu d’importance ? 3 Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? À plus forte raison les affaires de cette vie ! 4 Or, quand vous avez des conflits pour des affaires de ce genre, vous prenez comme juges des gens qui ne comptent pour rien dans l’Église ! 5 Je le dis à votre honte. Il y a sûrement parmi vous au moins une personne sage qui soit capable de régler un conflit entre frères et sœurs ! »

La nécessité de resituer la réaction de Paul dans le contexte de l’Église de Corinthe

Dans la société corinthienne, aller en procès était, semble-t-il, un signe de prestige social qui permettait d’asseoir son rang et sa réputation, à condition de gagner1. Ceux qui étaient en mesure de se payer un procès coûteux n’hésitaient donc pas à saisir la justice. Compte tenu du statut social des membres de l’Église de Corinthe (1,26), seulement quelques chrétiens aisés pouvaient assumer financièrement une telle démarche. Mais comment comprendre la réaction de l’apôtre Paul, très choqué d’apprendre qu’un croyant ayant un litige contre un autre a porté l’affaire devant les tribunaux civils2 ?

D’abord parce que le litige en question est une affaire de faible importance qui aurait pu se régler au sein de l’Église. L’apôtre ne relativise pas ces injustices, il ne souhaite pas non plus taire les conflits qui éclatent entre les fidèles, mais il s’indigne d’abord ici de ce que l’Église soit incapable d’arbitrer des différends mineurs.

Ensuite, l’apostrophe de Paul à travers une double question rhétorique (v.2-3), met en évidence, et de manière nettement contrastée, la défaillance des Corinthiens. L’apôtre ne comprend pas que ceux qui seront associés au jugement du monde et même des anges, ne soient pas en mesure, a fortiori, de juger les affaires de la vie ! C’est donc principalement cette faiblesse de l’Église, son incapacité à rendre la justice qui fait réagir Paul. Le laisser-faire qui prévaut dans cette communauté de croyants montre son affaiblissement.

Enfin, l’apôtre est soucieux du témoignage de l’Eglise. Il redoute qu’en allant devant les tribunaux des païens, les chrétiens de Corinthe, davantage soucieux de leur fierté ou de leur prestige social, contribuent à disqualifier le témoignage pour Christ.

La question de fond est de savoir si la position de Paul ici s’applique à tous les conflits entre chrétiens. Autrement dit, ne faut-il pas différencier les situations ?

L’importance d’une prise en compte différenciée des problèmes

Quelle est la nature du différend dont il est question dans ce passage ? L’apôtre emploie deux mots grecs pour évoquer ce litige. Le premier est pragma que l’on trouve dans plusieurs autres passages du Nouveau Testament3. Le second terme biotika, traduit par « les affaires de la vie courante », désigne fréquemment ce qui est nécessaire au maintien de la vie humaine, et plus précisément les affaires économiques4.

Le démêlé en question ici est donc certainement un problème d’argent entre deux chrétiens, qui font peut-être partie de la minorité des privilégiés de l’assemblée de Corinthe. Pour Paul, ce type de désaccord relève de la catégorie des « choses de la vie » que la communauté aurait dû arbitrer. Car il s’agit selon lui de jugements de faible importance.

Ceux qui voudraient interdire aux épouses brutalisées de recourir à la justice humaine considèrent-ils que ce sont des « affaires de la vie courante » appelant un jugement de faible importance ? Espérons que non ! Il est donc nécessaire de différencier les situations, car toutes ne sont pas d’égale gravité.

D’ailleurs l’apôtre le montre très bien. Au chapitre précédent, au sujet de l’inceste, alors que la communauté a laissé impunie cette faute (c’est un déni d’amour fraternel et un déni de justice), il montre qu’il ne s’agit pas d’un banal problème et souligne que l’acte incestueux, qualifié de « porneïa »5 est grave et appelle une réponse de l’Église. Et cette réponse prononcée par la congrégation/assemblée réunie, au nom du Seigneur, et suivant la recommandation de l’apôtre, sera l’exclusion du fauteur. Ainsi conclut-il en 5,13 : « Chassez le méchant du milieu de vous », une citation de Deutéronome 13,6 ou 17,7 où il est même question de mise à mort des prétendus prophètes et des idolâtres. 

Il y a donc des situations où l’Église en tant que corps de Christ devrait avoir le courage de prendre pleinement sa responsabilité en se dressant contre le méchant. C’est une décision aussi douloureuse que d’accepter l’amputation d’un membre lorsque la gangrène menace tout le corps. La gravité de la porneïa vient effectivement rompre une alliance fraternelle. Dans un autre contexte, Jésus affirmera que la porneïa est une faute grave qui atteint le lien entre les époux, au point que l’un des deux envisage que l’alliance conjugale est de facto rompue. C’est la fameuse « clause d’exception » matthéenne (Mt 5,31-32 ; 19,9) qu’il ne faudrait d’ailleurs pas considérer comme le seul motif légitime de rupture du lien entre les conjoints. En 1 Corinthiens 7, Paul envisage une rupture de l’alliance conjugale non relative à la porneïa.

Il y a d’autres situations pour lesquelles, nous semble-t-il, l’Église est appelée à penser d’abord aux victimes et à les encourager à saisir la justice des hommes, qui fait d’ailleurs partie des institutions que nous sommes appelés à respecter. Paul lui-même, soulignant l’importance de la soumission aux autorités, rappelle que : « Les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. […] Car le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. […] En effet, ce n’est pas pour rien qu’il porte l’épée, puisqu’il est serviteur de Dieu pour manifester sa colère en punissant celui qui fait le mal. » (Rom 13.3-4). 

Si dans le cas des litiges financiers, Paul a invité des chrétiens à renoncer à leurs droits par souci pour le témoignage de l’Église, cela ne veut pas dire qu’il voulait ériger cette attitude en loi universelle. 

Nous rejoignons Robert Somerville quand il affirme que :

« Des cas peuvent se présenter où pour protéger le faible ou le spolié, ou pour éviter d’encourager les malfaiteurs, l’application du principe de rétribution est une expression de l’amour, même si cela implique qu’on fasse appel à la justice des hommes. Devant certaines fautes qui peuvent ruiner la vie de ceux qui en sont victimes (on peut penser par exemple aux abus sexuels ou au chantage avec extorsion de fonds), il serait injuste de se taire et de ne pas porter l’affaire devant les magistrats. »6

Il y a donc une violente injustice et un authentique contre-témoignage à vouloir faire taire les victimes de violences conjugales ou à vouloir les dissuader de saisir la justice des hommes.

Paul lui-même, certes dans un autre contexte, n’a pas hésité à saisir les moyens légaux dont il disposait en tant que citoyen romain, en faisant appel à l’empereur (Ac 25,10-11). Les épouses maltraitées ont le droit, même lorsque leur mari est chrétien, de saisir tous les moyens légaux à leur disposition pour mettre une limite au méchant, et pour rétablir la justice. Or, plutôt que de les accompagner dans ce sens, on les soumet à d’autres injonctions, comme le fameux « il faut pardonner ». Des commandements qui leur sont préjudiciables, comme nous le verrons.

Paul EFONA, pasteur et conseiller conjugal et familial


1 Robert Somerville, La première épître de Paul aux Corinthiens, Edifac, 2001, p.180.

2 Littéralement « devant les injustes » (epitônadikôn) ici au sens religieux de païens, non-croyants. Bien que certains commentateurs n’excluent pas une acception morale, pointant la corruption de certains juges dans les tribunaux de Corinthe (Sacra Pagina Series, volume 7, The First Corinthians, Raymond F. Collins, Daniel J. Harrington, The Liturgical Press, Collegeville, Minnesota, p.231)

3 Mt 18.19 ; Lc 1.1 ; Ac 5.4 ; Rm 16.2 ; 1 Cor 6.1 ; 2 Cor 7.11 ; 1 Th 4.6 ; Hébr 6.18 ; 10.1 et 11.1 ; Jc 3.16

Robert Somerville, op. cit, p.177.

Le mot grec porneïa est difficile à traduire en français. Dans ce passage, c’est un acte d’inceste qui est qualifié de porneïa et au chapitre 6, le mot est employé en lien avec la prostitution (6.15-20).

6 Robert Somerville, op cit., p.182-183.


Pour aller plus loin :

 

Violences conjugales : Les identifier pour agir en Eglise