UN PARDON BON MARCHÉ


LES ÉGLISES FACE AUX VIOLENCES CONJUGALES | PARTIE 5 |

 

S’il y a un lieu où le pardon est une valeur importante, c’est bien au sein de l’Église. Jésus n’a-t-il pas enseigné à ses disciples à pardonner aux autres leurs offenses comme le Père pardonne les leurs ? (Mt 6,12). L’offensé n’est-il pas invité à prendre l’initiative d’une démarche visant à gagner l’offenseur ? (Mt 18,15-20) Jésus ne nous invite-t-il pas à être toujours disposés à pardonner notre prochain, sans tenir une comptabilité au sujet de ses fautes ? (Mt 18,21-35). On s’attend donc à ce que dans chaque communauté le pardon et la réconciliation soient concrètement vécus. 

Mais cette attente justifie-t-elle les ordres de pardonner, que l’on assène aux personnes blessées, meurtries par les agressions graves qu’elles ont subies ? 

Il est intéressant de remarquer que Matthieu 18, où Jésus enseigne sur le pardon, commence par une question de place (de pouvoir ?), à laquelle il répond en attirant d’abord l’attention de la communauté des disciples sur le plus vulnérable des membres de la société, un petit enfant. En opérant un renversement, il commence par rappeler que l’accès au Royaume suppose une métanoïa, un changement de mentalité pour devenir comme ces tout petits. Il s’agit de s’engager volontairement à renoncer à notre désir de puissance, de domination, pour entrer dans un apprentissage d’humble confiance et de dépendance vis-à-vis de Jésus, comme un très jeune enfant. Il est significatif de noter que le modèle du disciple de Jésus nous est donné en « ces petits qui croient en moi » (Mt 18,6), mais non pas en ceux qui placent leur confiance dans leur désir de toute-puissance et de domination. 

L’enseignement sur le pardon est précédé par une mise en garde à quiconque causerait le trébuchement d’un seul de « ces petits qui croient en moi ». On n’a peut-être pas assez insisté sur la gravité avec laquelle le Christ a dénoncé en Matthieu 18,6ss les scandales qui ébranleraient ces « petits » qui se confient en lui :

« Mais quiconque entraîne la chute d’un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui attache au cou une grosse meule et qu’on le précipite dans l’abîme de la mer. […] Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car, je vous le dis, aux cieux leurs anges se tiennent sans cesse en présence de mon Père qui est aux cieux. » (TOB 2010) 

Nous méprisons les victimes de violences conjugales lorsque nous ne dénonçons pas le scandale qui a causé leur effondrement. Nous méprisons leur souffrance, lorsque nos paroles se résument à des injonctions à pardonner : « tu dois lui pardonner », « il faut laisser la porte ouverte », « tu ne peux pas avancer en gardant cette colère », etc. Ces commandements formulés par des croyants qui pensent bien faire, aggravent en fait la souffrance des femmes maltraitées qui ont le sentiment de ne pas être de « bonnes chrétiennes » parce qu’elles ne sont pas encore en mesure de pardonner l’offense, les agressions/les sévices subi(e)s. Plus grave encore, ces ordres de pardonner dévoilent généralement une mécompréhension du pardon biblique.

La démarche enseignée par Jésus en Matthieu 18 met en relief trois étapes. A chaque étape, l’objectif est de « gagner un frère. » Le passage est lui-même inséré entre la parabole dite de « la brebis perdue et retrouvée » et la question de Pierre au sujet du pardon. Si Jésus n’entre pas dans une logique comptable du pardon, il ne nous propose pas non plus un pardon au rabais.

Le pardon n’est pas du domaine de l’injonction, mais s’inscrit dans le registre de la grâce, dont le fondement est en Dieu lui-même. C’est parce que Dieu nous a pardonnés le premier, et qu’il nous a réconciliés avec lui en Jésus-Christ, que nous sommes à notre tour appelés à pardonner notre prochain et à vivre en paix avec lui, autant que cela dépende de nous.

Le pardon biblique comporte une dimension juridique, qui établit légalement la réalité qu’une « dette », c’est-à-dire une offense, a été remise à l’offenseur par la personne offensée : « Pardonner, c’est avant tout remettre la dette ou la faute de l’offenseur. […] C’est un acte de pure grâce, d’amour immérité. »1 Ce qui ne veut pas dire que cette grâce est inconditionnelle.

En effet, le pardon selon la Bible suppose une repentance sincère de la part de l’offenseur. Dieu lui-même promet de nous pardonner, si nous revenons de nos mauvaises voies (Jér 36,3). Il ne désire pas la mort du méchant, mais veut qu’il change de conduite et qu’il vive (Ez 33,11). Le modèle divin du pardon implique la nécessité de la repentance de l’offenseur, et c’est aussi vrai en ce qui concerne le pardon entre les êtres humains.

Sans une repentance sincère du coupable, le pardon biblique serait galvaudé. Ce serait un pardon à bon marché qu’il nous faudrait dénoncer, comme Dietrich Bonhoeffer s’était insurgé contre une grâce à bon marché. Exhorter une victime à pardonner à son bourreau sans repentance sincère de ce dernier, c’est minimiser la réalité de l’offense, c’est donner raison à l’offenseur et tort à l’offensé, c’est donc nier la victime et faire peu de cas de sa souffrance. Or les femmes qui sont brutalisées par leur conjoint ont besoin d’être d’abord entendues et reconnues comme victimes. Elles ont besoin que les sévices qu’il leur a fait subir soit nommés, reconnus, et que leur mari soit considéré seul responsable des agressions commises.

Sous prétexte qu’un conjoint violent a reconnu ses fautes et demandé pardon, on a tendance à considérer trop facilement que l’épouse, parce qu’elle est chrétienne, devrait être en mesure de pardonner et de se réconcilier. Certains iront jusqu’à l’encourager à arrêter ses démarches judiciaires, à retirer ses plaintes ! C’est une erreur grave, d’une part parce que l’on ne respecte pas sa liberté et que l’on ne prend pas suffisamment en compte sa souffrance ; et d’autre part, parce que l’on confond pardon et réconciliation et que de surcroît l’on oppose les deux à la notion de justice. Or comme l’a bien vu Guilhem Causse :

« Le pardon, loin de s’opposer à la justice demande de l’honorer : il n’est pas l’effacement des fautes. […] Le pardon apparaît enfin en pleine lumière, comme ce qui était à l’œuvre dès le début, dans l’attention aux petits, la dénonciation du scandale, dans le long et difficile chemin avec les personnes victimes jusqu’à leur relèvement, l’interpellation courageuse des coupables, sans relâche, ouvrant à la justice et à leur repentir. Le pardon est cette force et cette parole qui fondent et défendent chacun de nous et notre fraternité contre ce qui la menace, d’abus et de silence. Il est ce qui peut nous maintenir en humanité, chacun et ensemble, malgré tout, jusqu’au bout. »2

Nous n’avons donc surtout pas à exiger des femmes maltraitées qu’elles pardonnent ! Ce serait une violence supplémentaire. Mais nous devons d’abord dénoncer le scandale dont elles sont victimes, reconnaître leurs blessures, accompagner leur relèvement et leur cheminement, dans le respect de leur rythme et de leur parole. Peut-être alors, seulement, parleront-elles pour pardonner. Encore faudrait-il que leur tortionnaire se soit réellement repenti, ce qui est extrêmement rare.

 


Conclusion :

 

Devant le Seigneur, il n’y a pas l’homme sans la femme ni la femme sans l’homme.

La médiatisation contemporaine des violences conjugales a participé à l’émergence d’une prise de conscience nouvelle au sein de notre société comme au sein des assemblées évangéliques. Le seuil de tolérance et d’accommodation aux injustices dont les femmes sont les premières victimes (sans oublier les enfants), est de plus en plus bas. Ce qui hier semblait tolérable est aujourd’hui, heureusement, légalement sanctionné et socialement stigmatisé comme injustifiable. Les églises apprennent humblement à balayer dans leur maison et devant leur porte. Beaucoup reste à faire pour changer les mentalités, prévenir les abus, aider les victimes à se relever, et inciter le bourreau à abandonner sa méchanceté en l’orientant vers des professionnels du soin.

Dans cette perspective, la formation des responsables d’Église est essentielle à moult égards. Tout d’abord, beaucoup de ces responsables méconnaissent les mécanismes des violences conjugales, les modes opératoires des auteurs, l’impact des maltraitances sur les épouses. Il est donc nécessaire qu’ils soient informés et formés pour mieux appréhender ce phénomène, afin d’agir en amont, en prévenant et en détectant ces situations.

Il y a ensuite la question de l’accompagnement des victimes. Autre enjeu de la formation. Certes, tous les responsables d’Églises ne sont pas en mesure d’accompagner des femmes brutalisées, mais tous peuvent être encouragés à se former, notamment à « l’écoute bienveillante ». Nous l’avons signalé, nombreuses sont les femmes qui souffrent de n’avoir pas été vraiment écoutées par les responsables de leur assemblée. Nos communautés doivent penser à créer des cadres sécurisés où elles seront non seulement entendues, mais écoutées.

Enfin, dans les assemblées caractérisées par le biblicisme évoqué plus haut, la question du rapport aux Écritures demeure fondamentale. Nous l’avons vu, l’interprétation biblique n’est pas une démarche neutre, et dans certains cas elle risque d’aggraver la souffrance des victimes. Il ne suffit donc pas de professer le Sola Scriptura hérité de la Réforme. Mais encore nous faut-il questionner l’orientation de notre herméneutique : sa visée est-elle celle d’une fidélité à la lettre qui tue, ou celle d’un discernement de l’Esprit qui fait vivre (2 Cor 3.6) ?

Nous avons besoin d’une authentique métanoïa pour sortir de la mentalité du déni, rompre avec nos silences et notre inaction coupables, rechercher la justice pour les victimes sans laquelle le pardon serait une grâce dévoyée. Une métanoïa qui nous oriente vers Jésus. C’est lui, Jésus, le critère objectif de tout discernement authentique de la volonté de Dieu, le Père, qui, dès le commencement, a voulu que « l’homme ne soit pas sans la femme ni la femme sans l’homme » (1 Cor 11.11). Par son attitude à l’égard des femmes, tout au long de son ministère terrestre, Jésus nous révèle davantage que sa liberté par rapport au contexte culturel de son époque. Il nous montre qu’il est aussi venu restaurer cette relation originelle qui lie ish et isha (Gen 2.22-24), également créés à l’image de Dieu, bénis pour être l’un par l’autre porteur de fécondités, mandatés ensemble comme co-gérants de la Création.

Briser le cercle vicieux du péché qui pervertit la différence homme-femme en la transformant en lieu de domination et de négation de l’altérité, n’est-ce pas une mission proprement chrétienne pour nos Églises, dans un contexte français où une femme est tuée tous les deux jours et demi par son conjoint ou son ex-conjoint ?

Paul EFONA, pasteur et conseiller conjugal et familial


1 Jacques Buchhold, Le pardon et l’oubli, coll. Terre Nouvelle, Edifac/Excelsis, 2002, p.102ss. La synthèse que nous proposons ici s’inspire largement de ce livre assez accessible et qui pose les repères essentiels d’une théologie biblique du pardon qui n’est ni l’oubli, ni la réconciliation.

2 Guilhem Causse, Les victimes d’abus et l’Église : Justice et Pardon, S.E.R/Etudes, 2019/5 Mai, p.80.


Pour aller plus loin :

 

Violences conjugales : Les identifier pour agir en Eglise